Les débutants utilisent l’appareil photo comme une arme : on « vise » le sujet, c’est-à-dire qu’on se positionne de telle façon qu’il soit au centre du viseur. Les photographes plus aguerris (!) ont compris que ce viseur est en réalité un cadre, un rectangle dans lequel ils doivent agencer les éléments de leur image.
Découper ainsi un rectangle dans le réel est si difficile, demande une telle concentration que les photographes finissent par avoir ce cadre imprimé dans l’œil et dans le cerveau. Devant chaque scène qui les interpelle, ils organisent leur découpe. Si par malheur ils n’ont pas d’appareil photo sur eux, ils forment un cadre avec leurs mains, ferment un œil et prennent ainsi une photographie totalement virtuelle, mais qui les satisfait. S’ils ont un appareil photo en main, ils le portent sans cesse à l’œil. Ils regardent la réalité à travers ce petit machin. Ils finissent par se réfugier derrière le viseur, découpent le monde en petits bouts et ne voient plus sa globalité. Tiens, au fait, c’est peut-être pour échapper à ce vertige d’un monde irréductible qu’ils sont photographes.
La photo à la chambre grand format, c’est le contraire : d’abord, on regarde le sujet sans l’intermédiaire du viseur. On prend possession, on communie. L’appareil est au second plan, on ne se cache pas derrière, au contraire, on tourne autour. Sur le dépoli, on ne portera qu’un œil technique, on ne fera que vérifier que tout est conforme.
La visée « stomacale » du Rolleiflex offrait aussi cette possibilité, de manière plus légère (photo ci-dessus, agrandissez l’image, vous verrez l’image inversée gauche-droite sur le dépoli, et admirez au passage la finesse du sable à Sibiril et à Santec) . Le danger était de continuer à regarder la réalité à travers son viseur, mais tête baissée cette fois, ce qui ne vaut guère mieux. Autre avantage : en tenant son Rollei au-dessus de la tête, à l’envers, ont pouvait prendre une photographie de la scène visée par dessus la foule (ce que permettent aujourd’hui les compacts à viseur orientable). Le Rolleiflex offrait en plus son viseur « sportif » qui permettait de regarder de l’autre œil ce qui était en dehors du viseur, ce qui allait entrer dans le champ. Il paraît qu’on pouvait faire ça avec un Leica équipé d’un 50 mm, mais bon, je n’ai jamais eu de Leica.
J’ai retrouvé cette façon de faire en découvrant la photographie numérique, avec un Nikon 5000 à écran de visée orientable. Les fabricants semblent désormais abandonner cette idée. C’est bien dommage.
Sur ce Nikon 5000, le viseur optique était nul, inutilisable. L’écran de visée était tout petit, mais pratique. Pour prendre une photographie, une seule solution : regarder la scène, directement, sans l’intermédiaire ni du viseur ni de l’écran. Choisir son point de vue, son angle, composer son image en prise directe, pointer l’appareil photo, vérifier le cadrage sur le petit écran, jeter un dernier coup d’œil direct pour vérifier que les différents éléments s’agençent bien, déclencher. Avoir un œil sur l’écran, un autre sur la scène. Je dois dire que cette façon de faire — et le numérique et cet appareil photo-là — m’a réconcilié avec la photographie et m’a amené à reprendre mes expériences photographiques de « petits morceaux » commencées il y a une vingtaine d’années (euh… plutôt vingt-cinq) avec… un Rolleiflex.
Ah ben c’est bien agréable de te lire. J’ai pas touché mes appareils depuis que je suis rentré des Etats-Unis, et ça me donne bien envie de m’y remettre tout ça.
On se voit à Naouël. A plus.